Lettre de Christian Lehmann à François Hollande
"Monsieur le Président,
Je te fais une lettre que tu liras peut-être si tu en trouves le temps. Je t'avais déjà écrit en avril dernier dans "Libération" mais la missive n’a pas dû te parvenir.
Si je me permets de te tutoyer, c’est en souvenir de cette heure passée à discuter du système de santé en France, il y a sept ans, rue de Solferino. Tu avais plein de soucis à l’époque, il te fallait gérer le parti, les courants, les ambitions démesurées des unes et des autres. Pourtant, de tous les politiques que j'ai pu alerter sur la situation préoccupante du système de santé, tu m’avais semblé l’un des plus curieux, des plus attentifs.
Mon président, j'avais confiance en toi
Ensuite on ne s’est pas beaucoup vus, pendant des années. Pourtant ça m’aurait fait rudement plaisir d’avoir ta visite, quand on enchaînait les manifestations devant le ministère de la Santé pour dénoncer le recul de l’accès aux soins. Nous étions là, mois après mois, avec les mêmes patients courageux, les mêmes médecins engagés, les mêmes militants d’Act-Up qui se faisaient embarquer.
Enfin tu as été en position d’accéder aux responsabilités suprêmes, et j’ai voté pour toi. J’ai voté aux primaires, j’ai voté à la présidentielle.
Un peu avant l’élection, un hebdomadaire médical m’avait appelé pour poser une question aux deux candidats en lice, toi, donc, et Nicolas Sarkozy. J’étais un peu le gaucho de service, le trublion, il en faut dans toute bonne émission.
Puis la (triste) réalité nous a vite rattrapés
J’ai posé ma question :
"Ces dernières années, des franchises sur les soins, qui n’ont rien de médicales, ont été inventées dans le but de "responsabiliser" le patient avec, pour conséquence, le recul de l’accès aux soins. Dans le même temps, on a décrété que certaines maladies ne l’étaient plus, comme l’HTA, HyperTension Artérielle sévère, sortie des Affections de Longue Durée… Le président qui viendra continuera-t-il dans cette direction ?"
Sarkozy a récité, comme d’habitude, des éléments de langage à tonalité comptable. Toi, mon futur Président, tu m’as répondu :
"J’ai toujours exprimé ma ferme opposition à cette idée de soi-disant responsabilisation, qui est en réalité une sanction et une culpabilisation du malade. (...) La suppression de l’HTA de la liste des ALD me semble aussi choquante socialement que dangereuse pour la santé publique. Si les Français me font confiance, je prends l’engagement de réexaminer cette décision. (...) Ma première mesure concernera le plafonnement des dépassements d’honoraires. Je veux par ailleurs revoir la définition des contrats des complémentaires, et supprimer la taxe sur les contrats solidaires des mutuelles."
Sur les franchises, j’ai vite été renseigné : tu n’as touché à rien. Pas de marge de manœuvre financière, ai-je cru comprendre. Sarkozy avait fait un choix, tu ne le remettais pas en cause, soit…
Sur l’hypertension artérielle sévère, j’ai attendu six mois. J’avais confiance pourtant. Revenir sur l’absurde décision sarkozyste était simple, cohérent, et enverrait aux patients et médecins un signal fort : finies les manipulations purement comptables, place à une vraie politique de santé, respectueuse de l’humain. Au bout de six mois, le verdict du Conseil d’Etat est tombé, confirmant l’exclusion de l’HTA sévère du champ des affections prises en charge à 100%.
Tes belles paroles de candidats sont passées à la trappe
En pratique, cela signifiait que, dans un pays où l’espérance de vie d’un ouvrier est inférieure de sept ans à celle d’un cadre, l’assurance-maladie attendrait le stade des graves complications de l’hypertension (infarctus, accident vasculaire cérébral etc…) pour prendre en charge cette pathologie. Tant pis pour les populations fragilisées, pour les démunis, dont la cotisation pour une complémentaire peut atteindre 10% de leur pension mensuelle.
La requête des associations de patients était rejetée, l’Etat (c’est-à-dire toi, François, personne d’autre) ayant maintenu son opposition. La mesure que, candidat, tu avais trouvé "aussi choquante socialement que dangereuse pour la santé publique" ne te gênait apparemment plus, une fois aux affaires. Elle ne gênait pas non plus ta ministre.
Parlons-en, de ta ministre…
Marisol Touraine, reine du mépris envers les médecins
Depuis son arrivée aux affaires, Marisol Touraine martelait qu’elle entrait en croisade contre les dépassements d’honoraires. Soit. C’était un angle comme un autre pour réformer le système de santé, exsangue, à condition de ne pas se cantonner à l’affichage politique.
Dépassements dhonoraires : Touraine veille par Europe1fr
Je ne pratique pas de dépassement. Ma rémunération est donc tributaire du tarif fixé par l’assurance-maladie, un tarif en gros de 50% inférieur au tarif moyen de la consultation médicale d’un généraliste européen. Freiner les dépassements d’honoraires, c’était aussi, me semblait-il, poser la question des tarifs opposables, de leur grandissante inadéquation avec la réalité économique d’une petite entreprise comme peut l’être un cabinet médical.
Que nenni !
Ayant monté en épingle les dépassements de quelques pontes hospitaliers, Marisol Touraine réalisa, un peu tard, que se posait soudain la question cruciale : que rembourse l'assurance-maladie ?
Marisol Touraine et les branleurs des terrains de golf
Pour éviter de voir la réalité en face, d’admettre que certains "petits dépasseurs" utilisaient ce complément pour payer leurs charges, il fallut alors à Marisol Touraine forcer le trait. Et d'asséner sur tous les plateaux que les médecins en secteur 1, à tarif opposable, n’étaient guère à plaindre.
"Pour arriver à une rémunération correcte, les généralistes travaillent beaucoup, près de 60 heures par semaine", lui signalait une journaliste à la télévision. "Certains d’entre eux travaillent beaucoup… pas tous ! Pas tous !", ironisait la ministre, qu’on soupçonnait alors de tenir prête dans sa poche une liste de branleurs généralistes habitués des terrains de golf.
Comment dire sans trop vexer la mal-calculante, François ?
Mon cher François, le changement ce n'est pas demain
Par rapport à ses confrères allemands ou anglais, les moyens dont dispose le généraliste français sont deux à trois fois moindres… Et au tarif du secteur 1, mêmes les centres de santé mutualistes menacent de mettre la clé sous la porte, malgré les subventions allouées, auxquelles bien entendu le médecin libéral en ville ne saurait prétendre…
Je mets en parallèle ces deux observations,
1. ta non-intervention sur la prise en charge de l’hypertension artérielle sévère,
2. ton soutien à une ministre qui refuse systématiquement de comprendre que la désertification médicale et la grève d’installation des jeunes diplômés (seuls 8% des arrivants s’installent en médecine de ville) sont essentiellement liées à la déconnexion des tarifs opposables de toute réalité économique.
Je mets ces deux observations en parallèle parce qu’elles pointent vers une unique, et terrible, conclusion : le changement, c’est pas demain la veille.
Je me demande si toi et Marisol ne vous moquez pas de moi
Tu as décidé, ton gouvernement a décidé, ta ministre a décidé, de poursuivre l’entreprise de démolition du système de santé français largement entamée par tes prédécesseurs.
A chaque fois que Marisol Touraine entame son refrain sur les médecins qui, même en secteur 1, n’ont vraiment pas à se plaindre, je me demande si vous ne vous moquez pas un peu de moi, en fait. Je me demande si je ne suis pas voué, pendant encore des années, à tenir le fort en entendant de belles paroles sur "le généraliste, pivot du système de santé", pendant que la ministre se rend aux dîners du Siècle avec vos amis assureurs.
Car, j’oubliais de le dire, s’il y a un changement dans la politique menée, c’est une accélération. Une accélération de l’entrée des complémentaires dans le système de santé français. Je dis "complémentaires" pour que les Français comprennent bien, parce qu’en général, Marisol Touraine et toi, comme Sarkozy avant vous, vous parlez de "mutuelles".
François, aie le courage de dire que tu nous as bernés
C’est au congrès de la Mutualité Française que vous vous rendez pour annoncer fièrement que vous allez donner plus de poids aux complémentaires dans le management du système. C’est sûr, faire ce genre d’annonce au congrès d’AXA, de Groupama ou de Mederic aurait peut-être fait jaser.
marisol TOURAINE au congrès de la mutualité, commenté par le syndicat BLOC par ucdf
Déjà, j’avais tiqué comme beaucoup de confrères sur l’annonce proprement hallucinante faite par Marisol Touraine à ce même congrès, du report d’un an de l’obligation de publication des frais de gestion pour les complémentaires. Une obligation de publication des comptes "dont nous connaissons les difficultés qu’elle créait pour vous", dit-elle avec dans sa voix une compassion larmoyante que je ne lui avais jamais entendue auparavant quand elle s’adressait aux médecins…
Alors si le changement, maintenant, François, c’est d’enterrer le système de sécurité sociale né de 1945, pourquoi pas ? Si les caisses sont à sec, si l’assurance-maladie sous gouvernance est incapable de financer correctement le système, pourquoi pas ?
Mais dans ce cas, pour un président de gauche, le courage serait de le dire franchement aux citoyens, ceux qui t’ont élu, et les autres. Que les premiers sachent qu’ils se sont fait berner, et que certains des autres puissent poser leur réservation au Fouquet’s."
Lettre de Christian Lehmann à François Hollande
"Monsieur le Président,
Je te fais une lettre que tu liras peut-être si tu en trouves le temps. Je t'avais déjà écrit en avril dernier dans "Libération" mais la missive n’a pas dû te parvenir.
Si je me permets de te tutoyer, c’est en souvenir de cette heure passée à discuter du système de santé en France, il y a sept ans, rue de Solferino. Tu avais plein de soucis à l’époque, il te fallait gérer le parti, les courants, les ambitions démesurées des unes et des autres. Pourtant, de tous les politiques que j'ai pu alerter sur la situation préoccupante du système de santé, tu m’avais semblé l’un des plus curieux, des plus attentifs.
Mon président, j'avais confiance en toi
Ensuite on ne s’est pas beaucoup vus, pendant des années. Pourtant ça m’aurait fait rudement plaisir d’avoir ta visite, quand on enchaînait les manifestations devant le ministère de la Santé pour dénoncer le recul de l’accès aux soins. Nous étions là, mois après mois, avec les mêmes patients courageux, les mêmes médecins engagés, les mêmes militants d’Act-Up qui se faisaient embarquer.
Enfin tu as été en position d’accéder aux responsabilités suprêmes, et j’ai voté pour toi. J’ai voté aux primaires, j’ai voté à la présidentielle.
Un peu avant l’élection, un hebdomadaire médical m’avait appelé pour poser une question aux deux candidats en lice, toi, donc, et Nicolas Sarkozy. J’étais un peu le gaucho de service, le trublion, il en faut dans toute bonne émission.
Puis la (triste) réalité nous a vite rattrapés
J’ai posé ma question :
"Ces dernières années, des franchises sur les soins, qui n’ont rien de médicales, ont été inventées dans le but de "responsabiliser" le patient avec, pour conséquence, le recul de l’accès aux soins. Dans le même temps, on a décrété que certaines maladies ne l’étaient plus, comme l’HTA, HyperTension Artérielle sévère, sortie des Affections de Longue Durée… Le président qui viendra continuera-t-il dans cette direction ?"
Sarkozy a récité, comme d’habitude, des éléments de langage à tonalité comptable. Toi, mon futur Président, tu m’as répondu :
"J’ai toujours exprimé ma ferme opposition à cette idée de soi-disant responsabilisation, qui est en réalité une sanction et une culpabilisation du malade. (...) La suppression de l’HTA de la liste des ALD me semble aussi choquante socialement que dangereuse pour la santé publique. Si les Français me font confiance, je prends l’engagement de réexaminer cette décision. (...) Ma première mesure concernera le plafonnement des dépassements d’honoraires. Je veux par ailleurs revoir la définition des contrats des complémentaires, et supprimer la taxe sur les contrats solidaires des mutuelles."
Sur les franchises, j’ai vite été renseigné : tu n’as touché à rien. Pas de marge de manœuvre financière, ai-je cru comprendre. Sarkozy avait fait un choix, tu ne le remettais pas en cause, soit…
Sur l’hypertension artérielle sévère, j’ai attendu six mois. J’avais confiance pourtant. Revenir sur l’absurde décision sarkozyste était simple, cohérent, et enverrait aux patients et médecins un signal fort : finies les manipulations purement comptables, place à une vraie politique de santé, respectueuse de l’humain. Au bout de six mois, le verdict du Conseil d’Etat est tombé, confirmant l’exclusion de l’HTA sévère du champ des affections prises en charge à 100%.
Tes belles paroles de candidats sont passées à la trappe
En pratique, cela signifiait que, dans un pays où l’espérance de vie d’un ouvrier est inférieure de sept ans à celle d’un cadre, l’assurance-maladie attendrait le stade des graves complications de l’hypertension (infarctus, accident vasculaire cérébral etc…) pour prendre en charge cette pathologie. Tant pis pour les populations fragilisées, pour les démunis, dont la cotisation pour une complémentaire peut atteindre 10% de leur pension mensuelle.
La requête des associations de patients était rejetée, l’Etat (c’est-à-dire toi, François, personne d’autre) ayant maintenu son opposition. La mesure que, candidat, tu avais trouvé "aussi choquante socialement que dangereuse pour la santé publique" ne te gênait apparemment plus, une fois aux affaires. Elle ne gênait pas non plus ta ministre.
Parlons-en, de ta ministre…
Marisol Touraine, reine du mépris envers les médecins
Depuis son arrivée aux affaires, Marisol Touraine martelait qu’elle entrait en croisade contre les dépassements d’honoraires. Soit. C’était un angle comme un autre pour réformer le système de santé, exsangue, à condition de ne pas se cantonner à l’affichage politique.
Dépassements dhonoraires : Touraine veille par Europe1fr
Je ne pratique pas de dépassement. Ma rémunération est donc tributaire du tarif fixé par l’assurance-maladie, un tarif en gros de 50% inférieur au tarif moyen de la consultation médicale d’un généraliste européen. Freiner les dépassements d’honoraires, c’était aussi, me semblait-il, poser la question des tarifs opposables, de leur grandissante inadéquation avec la réalité économique d’une petite entreprise comme peut l’être un cabinet médical.
Que nenni !
Ayant monté en épingle les dépassements de quelques pontes hospitaliers, Marisol Touraine réalisa, un peu tard, que se posait soudain la question cruciale : que rembourse l'assurance-maladie ?
Marisol Touraine et les branleurs des terrains de golf
Pour éviter de voir la réalité en face, d’admettre que certains "petits dépasseurs" utilisaient ce complément pour payer leurs charges, il fallut alors à Marisol Touraine forcer le trait. Et d'asséner sur tous les plateaux que les médecins en secteur 1, à tarif opposable, n’étaient guère à plaindre.
"Pour arriver à une rémunération correcte, les généralistes travaillent beaucoup, près de 60 heures par semaine", lui signalait une journaliste à la télévision. "Certains d’entre eux travaillent beaucoup… pas tous ! Pas tous !", ironisait la ministre, qu’on soupçonnait alors de tenir prête dans sa poche une liste de branleurs généralistes habitués des terrains de golf.
Comment dire sans trop vexer la mal-calculante, François ?
Mon cher François, le changement ce n'est pas demain
Par rapport à ses confrères allemands ou anglais, les moyens dont dispose le généraliste français sont deux à trois fois moindres… Et au tarif du secteur 1, mêmes les centres de santé mutualistes menacent de mettre la clé sous la porte, malgré les subventions allouées, auxquelles bien entendu le médecin libéral en ville ne saurait prétendre…
Je mets en parallèle ces deux observations,
1. ta non-intervention sur la prise en charge de l’hypertension artérielle sévère,
2. ton soutien à une ministre qui refuse systématiquement de comprendre que la désertification médicale et la grève d’installation des jeunes diplômés (seuls 8% des arrivants s’installent en médecine de ville) sont essentiellement liées à la déconnexion des tarifs opposables de toute réalité économique.
Je mets ces deux observations en parallèle parce qu’elles pointent vers une unique, et terrible, conclusion : le changement, c’est pas demain la veille.
Je me demande si toi et Marisol ne vous moquez pas de moi
Tu as décidé, ton gouvernement a décidé, ta ministre a décidé, de poursuivre l’entreprise de démolition du système de santé français largement entamée par tes prédécesseurs.
A chaque fois que Marisol Touraine entame son refrain sur les médecins qui, même en secteur 1, n’ont vraiment pas à se plaindre, je me demande si vous ne vous moquez pas un peu de moi, en fait. Je me demande si je ne suis pas voué, pendant encore des années, à tenir le fort en entendant de belles paroles sur "le généraliste, pivot du système de santé", pendant que la ministre se rend aux dîners du Siècle avec vos amis assureurs.
Car, j’oubliais de le dire, s’il y a un changement dans la politique menée, c’est une accélération. Une accélération de l’entrée des complémentaires dans le système de santé français. Je dis "complémentaires" pour que les Français comprennent bien, parce qu’en général, Marisol Touraine et toi, comme Sarkozy avant vous, vous parlez de "mutuelles".
François, aie le courage de dire que tu nous as bernés
C’est au congrès de la Mutualité Française que vous vous rendez pour annoncer fièrement que vous allez donner plus de poids aux complémentaires dans le management du système. C’est sûr, faire ce genre d’annonce au congrès d’AXA, de Groupama ou de Mederic aurait peut-être fait jaser.
marisol TOURAINE au congrès de la mutualité, commenté par le syndicat BLOC par ucdf
Déjà, j’avais tiqué comme beaucoup de confrères sur l’annonce proprement hallucinante faite par Marisol Touraine à ce même congrès, du report d’un an de l’obligation de publication des frais de gestion pour les complémentaires. Une obligation de publication des comptes "dont nous connaissons les difficultés qu’elle créait pour vous", dit-elle avec dans sa voix une compassion larmoyante que je ne lui avais jamais entendue auparavant quand elle s’adressait aux médecins…
Alors si le changement, maintenant, François, c’est d’enterrer le système de sécurité sociale né de 1945, pourquoi pas ? Si les caisses sont à sec, si l’assurance-maladie sous gouvernance est incapable de financer correctement le système, pourquoi pas ?
Mais dans ce cas, pour un président de gauche, le courage serait de le dire franchement aux citoyens, ceux qui t’ont élu, et les autres. Que les premiers sachent qu’ils se sont fait berner, et que certains des autres puissent poser leur réservation au Fouquet’s."